Exclusive interview with
Lebanese Composer Nidaa Abou Mrad

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Turath.org: Comment interpreteriez vous le soufisme et comment vous a-t-il influencé dans votre vie privée et votre musique?

Le soufisme est, dans son acception stricte, synonyme de mystique (ou mysticisme) dans un contexte islamique. Le vocable est, en fait, ambigu: tandis qu’une étymologie exotérique le ramène à un aspect ascétique: la laine sûf portée à même le corps par les derviches, une étymologie ésotérique le rapporte à la sagesse théosophique: sophia = sagesse en grec. De toute façon les Arabes non musulmans traduisent “ mystique ” par “ soufi ” même pour désigner des saints chrétiens: saint Grégoire Palamas (XIVème siècle) est considéré comme un grand soufi, de même pour saint Jean de La Croix ou sainte Thérèse d’Avila (XVIème siècle).

Pour moi qui suis arabe et chrétien, le soufisme apparaît comme la partie la plus lumineuse de l’islam, et comme le point de rencontre essentiel entre islam et christianisme. De toute façon, une religion sans mystique n’est qu’un faux semblant, pour ne pas dire une écorce sans sève, une anatomie sans vie. La mystique est un appel à se libérer des illusions de l’ego, des mirages du monde et des certitudes du mental, en se recentrant sur le coeur, par la concentration, l’humilité et l’invocation aimante et continue de la présence divine, afin de se rendre réceptif et perméable à la Grâce divine. La Lumière peut alors agir et sanctifier l’homme épris, en l’amenant à être ce qu’il est supposé devenir de par l’image du divin qu’il porte en lui depuis le commencement: un être spatio-temporel déifié. Des humains appartenant à des cultures et à des systèmes religieux différents sont parvenus à cette sainteté déifiante, par divers cheminements du point de vue humain, qui représentent des projections multiples d’une voie unique du point de vue divin.

Autour de 1993, j’ai vécu des épreuves douloureuses. J’étais dans des ténèbres spirituelles: Dieu était devenu un lointain souvenir, pour ne pas dire un mirage. La musique était restée mon seul ancrage dans la spiritualité. Cette musique arabe classique me paraissait liée à un monde que je ne connaissais pas encore vraiment: le soufisme. Je savais que les auteurs de très beaux poèmes mis en musique par Shaykh Abû al-°Ulâ Mumammad ou Shaykh Yûsuf al-Manyalâwî (école de la nahda égyptienne) étaient des soufis, je connaissais l’importance de l’audition mystique dans certaines confréries... Je me suis senti mystérieusement attiré par leur univers et j’ai commencé à étudier Râbi’ah al-°Adawiyyah, Hallâj, °Ibn °Arabî, ‘Ibn al-Fârid et d’autres, en mettant leurs poèmes en musique et en créant des oratorios arabes: Invocation de l’Aimé (Beloved Invocation), l’Eprise de Dieu (Enamoured of God) Invocation de Laylâ (Invocation of Laylâ)... Cette approche m’aida à redécouvrir la spiritualité et me ramena progressivement vers la foi. Ces merveilleux musulmans m’ont aidé à redevenir chrétien. Je me suis mis alors à le recherche des soufis chrétiens et j’ai découvert Jean de La Croix et Thérèse d’Avila. Mais surtout j’ai connu les grands mystiques orthodoxes, ces Pères de l’église, engagés dans la voie de l’hesychia (équilibre, paix, quiétude): Isaac de Ninive, Jean Climaque, Siméon le Nouveau théologien, Grégoire Palamas. J’ai découvert le livre maître de cette voie: La Philocalie et redécouvert l’Evangile de saint Jean, qui est l’évangile théologique soufi par excellence... Les oratorii qui ont suivi, au cours des deux dernières années étaient habités par ce désir de convergence entre mystiques d’islam et de christianisme: Fidèles d’Amour (Faithfuls of Love) et l’Annonce faite à Maris (The Announciation to Mary). Mes toutes dernières oeuvres se situent même dans un cadre de spiritualité chrétienne: un oratorio de Noël, une Passion et Résurrection selon saint Jean.

En ce qui concerne la musique, je souhaite dire en premier lieu que l’expression “ musique soufie ” est problématique à mes yeux. S’il s’agit d’un contexte rituel, la musique est fonctionnalisée, chosifiée. De plus, les cérémonies de transe et d’exaltation extérieure n’ont pas grand chose à voir avec l’essence du soufisme qui est quiétude, extase harmonieuse. Non il faut chercher ailleurs le soufisme musical, loin de toute littéralité folklorisante! De même: l’on peut mettre en musique et chanter des poèmes soufis, mais la musique qui les porte ne devient pas automatiquement soufie par imprégnation poétique. En effet: on pourrait prendre un texte de Hallâj et lui mettre une musique de Amru Diâb, cela ne rendrait pas la musique de Diâb soufie! En fait seule une musique qui cherche à atteindre la profondeur de l’âme de par le mystère du silence et la transmutation des sons en degrés d’une échelle ascétique, peut aspirer à procéder d’une quête mystique. Les musiques que l’on qualifie généralement de musiques d’art ou musiques savantes, ou musiques classiques se situent dans cette perspective, quel que soit le contexte culturel sous-jacent et indépendamment de toute inféodation cultuelle et de toute préoccupation poétique. La musique de Raga et la musique de Bach ne sont pas mystiques de par leur éventuelle association à des textes religieux: une fugue instrumentale de Bach et un raga instrumental peuvent atteindre à des sommets mystiques plus éloquents que bien des chants “ officiellement ” mystiques.

Une musique (et un couple “ musiquant - musiqué ”) pour être mystique doit suivre le cheminement décrit plus haut, cette fois-ci appliqué au domaine des sons.  

L’acte musical mystique doit certes se dérouler, selon l’acception générale de l’acte mystique, dans une perspective de libération vis-à-vis des illusions de l’ego, des mirages du monde et des certitudes du mental. Néanmoins, cette libération, projetée dans le domaine sonore, se manifeste par une sorte d’ascèse du son.

 L’ascèse sonore est guidée par un maître: le silence, qui est pour le son à la fois modèle normatif et fondement ontologique, tout en étant, au point de départ, un cadre initiatique pour la concentration. Aussi le silence est-il vécu en tant que son insonore plutôt qu’absence de son. A l’instar du Logos, à la fois présence du divin dans le créé et fondement divin de la création, dans une transimmanence mystérieuse, le Son parfait est fils du Silence: il est manifestation et présence du Silence dans le sonore. Le son silencieux est fondement de toutes les virtualités sonores. Le Silence est la perfection absolue du sonore. La musique, lorsqu’elle tend à se réaliser en véracité, devient quête transcendantale du Silence, à travers son Fils, le Son silencieux. La musique, pour devenir révélation du Silence, doit se dépouiller des aspects communs de l’élaboration du phrasé (répétitivité, facilité... attributs communs des “ musiques de variété ou légères ou commerciales ”) et demeurer prête à recevoir l’empreinte de la beauté mystérieuse, présente à la beauté silencieuse divine. Cette ascèse ne peut s’effectuer qu’à travers l’application de règles strictes. Comme le derviche ou le moine, l’acte musical à aspiration mystique doit s’astreinde à la Règle. La constitution du phrasé musical doit être totalement inféodée à un système, à une tradition savante. Cette tradition peut être ancienne ou peut être de constitution récente: le contrepoint de Bach et le système dodécaphonique de Schoënberg sont des traditions parfaites, de même pour la tradition du Raga indien, du Radîf iranien, ou du maqâm arabe classique selon l’école égyptienne, ou l’école alépine ou iraqienne. Le musiquant doit être humble devant la tradition, réceptif à l’esprit créatif qui y demeure et l’anime. L’apprentissage comprend avant tout l’imprégnation d’un corpus de séquenecs musicales exemplaires qui laissent une trace dans le coeur musical du musiquant, sous la forme de matrices. Selon mon expérience, mes modestes spéculations et déductions, les matrices fondamentales qui opèrent dans le cadre de la tradition arabe proche-orientale classique, sont celles des maqâmât. D’autres matrices sont à prendre en compte: stéréotypes rythmiques, formes musicales (muashshah, dôr, tahmîla, qasîda sur wahdah...). Ces matrices sont progressivement installées dans le for intérieur du musiquant. Ce dernier doit s’exercer régulièrement à vivifier ces matrices: exercices de concentration, exercices techniques, exécution intelligente du répertoire. Le rôle du maître est de catalyser cet apprentissage, d’apprendre au futur musiquant comment discerner les élements essentiels du discours musical et se libérer du conjoncturel. Les matrices sont rendues prêtes à être fécondées par le mystère créatif. Au moment de l’acte de composer, le musiquant s’efface en tant qu’ego et laisse agir les virtualités vivantes des systèmes traditionnels qu’il a intégrés. Cet acte de composer, en Orient, est bien-sûr équitablement réparti entre compositeur et interprète (contrairement à la musique romantique par exemple où le compositeur accapare les facultés créatives). Parfois même seul l’interprète est compositeur lorsqu’il s’agit d’improviser. Néanmoins, il est préférable de parler d’un musiquant qui est composé par le souffle créatif. Ce n’est pas le musicien qui improvise: il est lui-même improvisé par le mystère via les matrices qui sont en lui. Le musiquant est à percevoir comme une mère pour les phrases musicales, une mère à l’image de la Vierge Marie qui est fécondée par l’Espri divin. Le musiquant s’efface pour laisser la place à cette musique silencieuse. A certains moment il devient musique dans une union mystique indicible. Lorsque le phrasé musical est totalement habité par la lumière du Silence, que la musique est silencifiée, le musiquant est illuminé: il devient musique. L’objet de la quête mystique est la déification de l’homme. L’objet de la quête musicale mystique est la déification du sonore, et par là-même, la transfiguration de l’humain dans le musical, dans la mesure où le Logos divin est musique. L’acte musical se rapproche à l’extrême d’un acte théologique mystique (totalement non spéculatif) qu’il est loisible de vivre dans les deux sens: d’une révélation (théophanie) et d’une transformation déifiante (théosis).

Ce que je raconte ici peut paraître hyperaccentué d’un point de vue spiritualiste, échappant aux cadres noétiques communs du discours “ scientifique ” (musicologique) à propos de la musique. Certains pourraient parler de l’emploi d’un “ théologisme ” abusif en ce domaine.

En réponse aux esprits réfractaires à cette vue, je pourrais dire qu’il serait abusif d’évoquer le soufisme et toute démarche mystique sans respetcer le mystère qui la rend possible, en fait sans le prendre en compte en tant que fondement. De même pour les musiques des profondeurs: personne n’a pu mettre la musique de Bach ou la musique de Raga en équations. Personne ne pourrait le faire en matière de musique maqâmienne arabe. Quiconque ne sent pas la présence du divin dans les grands moments d’un concert a les oreilles du coeur bouchées!

 

Turath.org:  Quelles sont les critères que vous employeriez pour considérer quelqu'un comme etant un grand compositeur, simplement la beauté de leur creation, leur sophistication musicale, ou d'autres facteurs? 

Cette question est vague a priori. S’agit-il de l’acte de composer dans le cadre d’une musique savante ou d’une musique légère, dans un contexte occidental ou dans un contexte oriental? En fait, je crois que vous me posez cette question dans le contexte du débat qui a eu lieu dans la Liste “ Arab Music ” modérée par Frédéric Lagrange, débat auquel j’ai participé en proposant une liste de dix grands compositeurs de l’école de la Nahda égyptienne (fin XIXème siècle - début XXème siècle).

Les critères de grandeur diffèrent totalement d’un contexte à l’autre. Est un “ grand compositeur ”, dans le contexte des musiques légères à forte dissémination populaire, tout simplement celui qui parvient à réaliser des “ tubes ” et à s’associer à des artistes en vogue pour atteindre des résultats commerciaux satisfaisants. Le tube est bien entendu une chanson bien construite qui associe un texte qui touche les sentiments de la masse à une mélodie bien ficelée avec des aspérités qui permettent de la reconnaître facilement et surtout de la retenir par tout le monde. Bien-sûr cette mélodie est répétée régulièrement au cours de la chanson, tandis que le texte varie. Cependant, certains compositeurs de musique de variété emploient parfois des techniques compositionnelles empruntées à des musiques savantes. Ces procédés donnent au grand public l’illusion d’une musique de type classique et “ accroissent ” l’image du “ compositeur ” - et son ego avant tout - alors qu’il s’agit tout simplement d’un emprunt et d’un asservissement d’éléments d’un système fondamental, pour les besoins d’un ouvrage commercial et dans une optique de patch work, plutôt qu’une inféodation totale et humblement respectueuse du compositeur vis-à-vis d’un système musical porteur de créativité. En fait l’ego du musicien doit diminuer pour que l’oeuvre artistique croisse en beauté et créativité... Yanni, Cleidermann, les frères Rahbani, Kazem as-Saher... font partie de ces compositeurs de musique de variété qui réussissent à se donner une image de “ grandeur ” auprès du “ grand public ”, de par l’usage de procédés d’orchestration ou de certaines techniques compositionnelles qui impressionnent le néophyte, et cela sans jamais franchir la porte du vrai classicisme ou de la vraie “ grande musique ” ou de la musique des profondeurs telle que je l’ai décrite plus haut.

A l’inverse, dans le cadre des musiques savantes ou classiques:

La première qualité du grand compositeur est d’être modeste par rapport à la musique elle-même. Il lui faut respecter un système, une tradition et s’y astreindre. Il peut mettre au point un nouveau système, mais dans ce cas il s’y conforme totalement. Un vrai compositeur se situe tout à l’opposé de la démarche du collage ou patch work. Il doit opter pour un système musical, un style, une tradition. Il s’abstient de mélanger, sauf si la fusion de deux systèmes donne un nouveau système cohérent et complètement opérationnel (comme le jazz qui est une synthèse réussie). A noter qu’à ce sujet aucun musicien arabe n’a réussi à mettre au point - du moins jusqu’à cette heure ci - un nouveau système de musique savante à partir du métissage entre des bribes de musique maqâmienne et des bribes de musique harmonique tonale. Ces opérations de métissage ont toujours abouti à des résultats anecdotiques qui ont constitué la base pour une grande part des musiques de variété dans le monde arabe. Certes, des compositeurs de génie peuvent mettre au point un nouveau système, une nouvelle tradition, mais cet ensemble doit présenter le même degré de cohérence et de profondeur que les autres systèmes de musique savante afin de mériter le label “ musique savante nouvelle ”. Certes, la grandeur du compositeur se mesure à la beauté de son oeuvre. Seulement, l’acte de composer en musique savante ne se résume pas à l’invention d’une belle mélodie. La beauté d’une fugue de Bach n’a rien à voir avec la beauté du sujet à partir duquel se construit la fugue. La beauté musicale d’une qasîda chantée dans le style de shaykh Abû al-°Ulâ Muhammad n’a rien à voir avec une trouvaille thématique. Dans les deux cas, l’essentiel est dans le développement qui se crée à partir du matériau de base. On ne s’arrête pas à un élément qui est fétichisé: le thème ou la mélodie que l’on peut retenir. Tout est dans la manière de faire passer cet élément au feu de l’athanor alchimique du compositeur. Les éléments saillants du discours musical subissent alors des transformations qui les rendent méconnaissables afin que seule la transformation, en tant qu’acte de création, perdure sous forme d’illumination sonore. Rien en musique savante ne doit focaliser l’attention: ni l’ego du musiquant, ni celui du musiqué, ni la mélodie, ni le rythme, ni la polyphonie. Tout doit être consumé dans le rituel initiatique qu’est l’acte créatif et le concert qui lui est corrélé.

Par ailleurs, une remarque précieuse est à prendre en considération dans le cadre présent: en musique arabe classique, l’interprétation est un cadre pour la composition. Cette composition improvisative se fait en direct au moment du concert. Certes, il existe des oeuvres précomposées (muashshah, madhhab du dôr...), mais l’interprétation les transforment à chaque fois, par lart de la variation ou par l’art du développement maqâmien. Dans d’autres cas, l’interprète est le seul compositeur de la séquence qu’il exécute: il s’agit alors des formes à tafrîd vocal (Yâ layl, mawwâl, qasîda improvisative...) ou instrumental (raqsîm). Dans ce cas, il s’agit d’une exploratin improvisée du maqâm. De toute façon, le vrai compositeur de ces moments musicaux devrait être considéré comme étant l’esprit du maqâm et par delà cette entité, l’Esprit divin.

En définitive, s’il fallait parler de grands compositeurs de musique savante arabe, il faut citer uniquement les musiquants spécialisés et dévoués corps et âme à la musique savante. Cette catégorie comprend des compositeurs qui n’intreprètent pas leurs oeuvres mais également tous les musiciens interprètes et improvisateurs. En effet: Salih °Abd al-Hayy n’est pas cité parmi les compositeurs, puisqu’il n’a pas composé selon l’acception occidentale une “ oeuvre ” à proprement parler et reproductible. Pourtant il a improvisé des tafrîd vocaux extraordinaires qui valent toute l’oeuvre des célèbres “ grands compositeurs ” de musique de variété! Je dois donc le considérer comme un grand compositeur de musique savante égyptienne! De même pour Mohammad al-Qabbanjî, le plus grand qârî al-maqâm iraqien du siècle précédent: il faut le citer comme un grand compositeur, puisque grand improvisateur. Que dire alors d’instrumentistes comme le violoniste Sâmî Shawwâ ou le qânûniste Muhammad al-°Aqqâd qui n’ont pas laissé grand chose en tant qu’oeuvre composée à proprement parler. Mais leur discographie représente le sommet de l’art du taqsîm arabe oriental. Le taqsîm est lui-même le sommet de la musique instrumentale arabe classique. C’est une composition éphémère que l’on ne peut pas emprisonner dans la notation, mais c’est la plus sublime des compositions, car elle est abstraction totale comme la fugue de Bach, et elle est pure manifestation de l’esprit du maqâm. De même Shaykh Mustafâ ‘Isma°îl est probablement l’un des plus grands compositeurs de musique maqâmienne du XXème siècle, puisque sa cantillation du Coran constitue une exemplarité extraordinaire pour le tafrîd vocal, même si les fuqahâ’ ne veulent pas reconnaître que la cantillation (tajwîd) est un acte de création musicale! Enfin, et bien évidemment, un grand interprète improvisateur peut avoir laissé un patrimoine d’oeuvres musicales savantes (dans le sens occidental du terme). C’est le cas de ‘Abduh al-Hâmûlî, Muhammad °Uthmân, Shaykh Abû al-°Ulâ Muhammad... Ce sont parmi les plus grands compositeurs de la Nahda égyptienne. Mais leur grandeur vient plus de leur capacité à bien capter l’esprit du maqâm au moment de la création de la séquence musicale en concert, plus que de la fixation de cette oeuvre en tant qu’oeuvre de patrimoine à interpréter par la postérité. C’est le concept même d’oeuvre musicale qu’il faut réviser dans le cadre de la musique savante arabe et le remplacer par le concept de séquence musicale improvisative qui peut être partiellement précomposée, mais elle est le cadre d’une recomposition au moment de l’interprétation. En conséquence: la fonction de compositeur est à redéfinir. Il ne nous faut pas de grands compositeurs mais des grands contemplatifs de l’esprit maqâmien!

 

Turath.org: Quels sont à votre avis les forces et les faiblesses du mode maqâm arabe en comparaison à la musique Occidentale?  Estimez- vous que nous perdions beaucoup du fait que nous ayons un systeme de mode mélodique sans harmonie.  Veuillez je vous prie, developper autant que vous le voulez au sujet des maqâm.

Je devine l’arrière-plan de votre question et j’en saisis l’intention pédagogique et les deux idées clés que vous souhaitez que je développe, la première étant: la très grande richesse du système modal arabe, la seconde idée étant: le faux débat de la polyphonie dans le domaine de la musique arabe. Je sais que vous reproduisez ici des considérations usuelles dans le domaine de la musique arabe. Cependant, je vous prie de bien vouloir me comprendre si je vous réponds d’une manière un peu brutale: Je refuse d’emblée cette manière de comparer les traditions! C’est comme s’il s’agissait de comparer l’islam et le christianisme en disant que l’islam est plus riche que le christianisme dans sa législation sociale, alors que le christianisme est plus riche du point de vue de la mystique! Ainsi certains se plaisent à dire que la “ musique arabe ” est pauvre en harmonie et riche dans ses inflexions mélodiques et rythmiques et ses échelles modales, en comparaison avec la “ musique occidentale ”, riche sur le plan polyphonique! Il ne faut jamais comparer de la sorte les traditions!

Le chant grégorien est une musique savante européenne d’une très grande complexité modale, rythmique et mélismatique. Il serait inapproprié de dire que la musique de l’Ars Nova (Guillaume de Machaut... XIVème siècle) est plus riche que le chant grégorien du point de vue de la polyphonie! Oui évidemment le chant grégorien ne comprend pas de polyphonie puisqu’il est par définition monodique! L’Ars Nova est une tradition occidentale où le mystère de la création musicale se révèle d’une autre manière que dans cette autre tradition occidentale qu’est le chant grégorien.

L’art de l’icône orthodoxe et celui de la miniature persane se contentent de deux dimensions. Ce type d’art est-il à considérer comme étant pauvre du point de vue de la perspective en le comparant à l’école classique européenne ou à la photographie?! L’art de l’icône exclut la troisième dimension de par sa conception théologique est esthétique (c’est un art symbolique non réaliste) et non pas par un prétendu sous-développement!

C’est comme de dire que la femme est plus pauvre que l’homme du point de vue du dosage sanguin de la testostérone (hormone masculine).

 Pourquoi les Indiens ne laissent-ils pas se poser de telles questions: le raga serait-il pauvre en polyphonie? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas complexés par rapport à l’Occident et qu’ils font respecter leur culture partout sur cette planète!

Néanmoins je vais répondre sur le fond de la question: l’art est une manière de faire surgir le Beau et l’infini dans un système à paramètres restreints. L’énergie créatrice se répartit d’une manière harmonieuse entre les différentes dimensions paramétrales du système artistique en question. Dans le domaine des musiques savantes chaque tradition ou chaque école repose sur un système spécifique qui se décrit en termes de paramètres de mélodie, de rythme, de traitement des conjonctions de phrases (monodie, hétérophonie, polyphonie...), de rapport éventuel au texte chanté, de timbre, de dynamiques, de stylistique... Chaque système se définit par une configuration de paramètres. C’est aux protagonistes de l’acte musical de savoir mettre en branle l’ensemble de ces paramètres afin de donner à l’acte créatif une virtualité d’incarnation sonore optimale.

Partant de là, il faut renoncer définitivement au simulacre de mythe qui présente le système polyphonique de l’Europe du XIXème siècle comme étant le modèle de parachèvement vers lequel tendent tous les autres systèmes de la planète. Selon cette logique, à l’instar de la musique médiévale européenne qui a évolué vers la polyphonie en instaurant une nouvelle dimension - la verticalité - dans le processus de composition des sons, toutes les autres musiques de la planète, considérées comme étant primitives car monodiques, doivent évoluer vers des formes de polyphonie (dans le sens “ atteindre l’âge adulte ”). C’est dans ce sens que la majorité des musiciens arabes du XXème siècle, complexés par rapport à la polyphonie occidentale, n’ont eu de cesse de proclamer la nécessité de “ faire évoluer ” la musique arabe vers les “ normes mondiales ” que sont la polyphonie et la fixation par la notation. Cependant, dès que l’on dit à ces messieurs que l’Occident a connu d’autres systèmes par la suite, comme les différentes musiques atonales, et notamment le système dodécaphonique, les progressistes deviennent réactionnaires et se mettent à dédaigner l’atonalisme comme étant “ amusical ”. Quand on dit à ces messieurs que l’Occident respecte beaucoup les musiques traditionnelles dans leur authenticité et qu’il a besoin de se ressourcer dans ces autres systèmes de type modal et monodique, ils se révoltent contre la tendance “ colonialiste ” de l’Occident qui veut empêcher les Arabes de “ progresser ”!

Dans un registre plus sérieux, et en réponse à votre honorable requête, je vais à présent sommairement décrire le processus d’engendrement du phrasé musical dans le cadre de la musique arabe classique maqâmienne, que j’appelle du reste al-mûsîqâ al-fushâ dans le sens de classique et plus encore dans le sens d’une musique qui révèle.

J’ai évoqué, plus haut, la constitution de matrices à l’intérieur du musiquant, lesquelles matrices sont prêtes à être fécondées par l’esprit du maqâm. En fait, un maqâm est un être musical vivant qui présente un corps et une âme sonores. Le corps sonore s’identifie à l’échelle mélodique modale qui est généralement présentée par la théorie comme étant le maqâm, or elle n’est que l’aspect anatomique statique du mode maqâm. L’âme du maqâm ne peut être saisie que dans la dynamique de l’acte musical. Il existe un vécu commun à différentes séquences traditionnelles évoluant dans le même maqâm. Ce vécu ne se confond pas avec la structure intervallique (échelle, gamme). Il procède du sentiment modal, d’une vitalité à travers laquelle on perçoit la personnalité de cet être mystérieux. La mémoire du maqâm se confond avec le patrimoine relié à ce maqâm. On pourrait trouver des concrétisations musicales à toutes les facultés classiques d’un être humain, afin d’imaginer ce que peut être cet être maqâmien. La fréquentation régulière de cet être, par l’écoute, la mémorisation et l’interprétation de séquences traditionnelles évoluant dans le maqâm en question permet de constituer progressivement un moule vivant relatif à ce maqâm dans la mémoire musicale du musiquant en formation, de par la stratification des traces laissées par ces exemples après leur passage. Ce moule maqâmien demeure vivant grâce à la stimulation par des exercices musicaux appropriés. Le moule maqâmien vivant devient en définitive une matrice modale maqâmienne. Au cours d’un concert, si le musiquant se trouve être dans un état de réceptivité, ayant accompli ses exercices d’assouplissement musical et s’étant concentré, le mystère de la créativité peut entrer en action et féconder les matrices. Des phrases musicales peuvent alors se constituer et devenir de nouvelles incarnations de l’esprit du maqâm en question. Ce phrasé neuf pourtant apparaît comme s’il a toujours existé dans le patrimoine (génétique) de ce maqâm, en raison de son appartenance typologique et de son origination: phénomène classique d’apparentement et d’appartenance à une famille!

Dernière réponse à cette question: la musique arabe classique maqâmienne est intrinsèquement étrangère au principe de verticalité harmonique et plus généralement polyphonique. La texture des phrases est fondamentalement linéaire et modale. Toute interférence verticale de type accord harmonique ne peut que détruire le délicat tissage mélodico-rythmique dans sa linéarité essentielle. La verticalité est antinomique avec la modalité mélodique. Preuve en est la disparition progressive de la modalité grégorienne avec l’instauration de la polyphonie à la fin du Moyen-Âge en Europe. Le véritable équilibre a été trouvé ultérieurement avec le couple ontologique harmonie - tonalité. C’est pourquoi il est aisé de distinguer deux types de systèmes radicalement différents: le système harmonique tonal et les systèmes monodiques modaux. Cependant, les systèmes monodiques modaux admettent - et parfois privilégient - une certaine forme de polyphonie que l’on nomme hétérophonie qui est une polyphonie de linéarités sans contrainte verticale. Il y a hétérophonie quand plusieurs musiquants improvisateurs font de la musique ensemble, s’ils se mettent à vouloir formuler un mouvement mélodique modal, ils en donnent chacun une version qui diffère de celles des comusiquants. l’exécution simultanée de différentes variantes  du même mouvement mélodique s’identifie alors à un phénomène de tissage sonore strictement linéaire sans que des liens verticaux ne soient imposés à la constitution de l’ensemble. Ce processus hétérophonique est de règle dans les ensembles takht de la tradition proche orientale arabe classique. Toutes les phrases exécutées par ce type d’ensemble sont hétérophoniques, car les musiciens dignes de ce nom ne se permettent pas de jouer une mélodie à l’identique. En effet: l’improvisation collective est par définition source d’hétérophonie.

 

Turath.org:  Quels sont vos intérêts personnels et quelle a etait le contexte de votre implication dans la musique. Les lecteurs seraient également intéressés par vos enregistrements et vos concerts.

Voici des textes de présentation de mon itinéraire musical et de mon oeuvre, tels qu’il figurent dans la brochure de présentation de l’éditeur de mes principaux cd Byblos Records (Mozart Chahine), dans la Collection Maqâm. A noter que l’éditeur Music Master a publi deux autres de mes cd: The Art of the maqâm on the violin volum 1 and volume 2, et que Future Publishers ont publié un CD ROM que j’ai conçu pour la présentation de la musique arabe classique d’une manière didactique.

The Maqâmian Presence

The Arab classical music in the Near East has two bases: The modes-maqâm-s universe and the improvisative development of the musical performance. Beyond the corporeality of modal scales, each maqâm prevails through a living matrix embedded in the musician’s inner world, during a long oral apprenticeship based on impregnation and exercises. The maqâm spirit takes shape trough a creative act involving the composer as well as the performing musician. In fact, the maqâm performer has to be an improviser and thus a live composer. At some moments, he recomposes the musical phrasing that he ought to perform. This is the case of these forms of vocal composition, inherited from the Arab Nahda school of ‘Abduh al-Hamûlî and Mohamed ‘Uthmân (Egypt, XIXth Century): muashshah, madhhab-dawr qasîdah sang following a wahdah cycle, or a number of instrumental compositional forms played in this school: bashraf, samâ’î, tahmîlah, dûlâb. At other moments, the phrasing is entirely developed during the performance, which becomes an improvised exploration of the maqâm. This is the case of the vocal tafrîd found in the “ Yâ leyl ”, the mawwâl and the qasîdah sang accompanied by an unmeasured melody, and also the case of the instrumental tafrîd and that is the taqsîm. In some cases, a large part of the forms, which are presumably pre-composed, consists of an exploratory and improvised tafrîd embedded in a preconceived structure (dawr and qasîdah following a wahdah cycle). In all cases, it is the art of a soloist: one singer and one instrumentalist per instrument type. The takht, or ensemble of soloists, is the privileged home of this type of performance which can create, by the interweaving of the improvised musical lines – away from all harmonic verticalization -, an astonishing heterophonic woven fabric. Moments of full adequacy between the musicants and the maqâm spirit, in other words moments of “ maqâmian presence ” or of “ (maqâm sultanization ”, are experienced as an auditive grace leading to ecstasy, which is called by Sufism the state of wajd within the context of samâ’ (mystical audition). Beyond the meaning of the texts sang, beyond the differences between “ ritual ” and “ profane ” frameworks, any maqâm music experienced in its authenticity by the musicants and the musicated represents a quest for the presence of the spirit -rûh of maqâm in the universe of sounds and the heart of the participants. The awareness of the mystical character of this experience moves the subject of the creative verb: The musicant no longer improvises. He is himself improvised by the maqâm spirit. In other words: the musicant is musicated. Rûh al-maqâm appears as a theophany (tajallî) that fertilizes the modal matrices of the musicant. The musicant becomes maternal. He gives birth to melodious patterns that go out from his larynx or his instrument. This scheme of spiritual fertilization requires a marian character of the musical soul of the musicant. Repeating Master Eckhart’s sermon, it can be said that this soul is called to be virgin and fertile. The virginity of the musicant is his immersion in silence and his rise above his ego through his submission to the invigorating spirit of the maqâm tradition. His fertilization is a gift from heaven.

The Maqâm Collection

The publishing house Byblos Records – established in Beirut – has started the “ Maqâm Collection ” in 1995 with a CD by Nidaa Abou Mrad based on “ Nahda music (Arab Renaissance of the XIXth Century) ”. It has pursued its publishing activity, specialized in classical traditional Arab music, with a series of five CDs dedicated to the art of the Sufi oratorio and including the outstanding work of Nidaa Abou Mrad in this field: “ Invocation of the Beloved ”, “ Enamored of God ”, “ Invocation of Laylâ ”, “ Faithfuls of Love ”, “ The Annunciation to Mary ”.  An anthology covering the entire works has been co-published with the Avidi Lumi magazine – published by the Opera of Palermo – for its first issue in the year 2000. The compositions of Nidaa Abou Mrad are performed (in an improvisative manner) by singers Tawfic Ghorayeb, Carole Samaha, Mohamed Saïd Chami, Sylvie Haddad and Mireille Chaaya, as well as by instrumentalists of the Ensemble of Classical Arab Music. The Maqâm Collection also includes the work of other well-known artists in the field of the scholar musical traditions in the Near and Middle East. Byblos Records has already published a CD by Fawzi Sayeb, master of the taqsîm art on ‘ûd and is publishing in 2000 a live CD by the same artist, as well as a live CD by the Mashaykhi Ensemble, specialized in the Radîf or classical Iranian music, added to the CD of the First Festival of Maqâm Music held in Autumn 1999 in Lebanon.

Nidaa Abou Mrad is one of the rare continuators of the classical Arabic near-eastern musical tradition related to the modal system of maqâm, as a violinist and improviser as well as a composer carrying out in the style of the Nahda masters (Arabic renaissance of the 19th century), following an artistic approach deeply impregnated with Sufi spirituality. Initially, he was a doctor of medicine and a baroque and medieval musician. But in 1985, he gave up medicine and European music to dedicate himself to maqâm music, which he studied in Paris, initiated by Fawzi Sayeb. In 1993, he returns to Beirut where he revives the art of maqâm. His career leads him across the world to present maqâm concerts, solo, or with his ensemble (rebaptised “ Ensemble of Classical Arab Music ”) focusing on Nahda music or on his own compositions in the traditional continuity. During the past years, he has fully established a contemporary art of the Sufi oratorio, a musical-poetic form focused on an ecumenical spirituality and a faithful respect for the maqâm musical tradition inherited from the Nahda (in both compositional and interpretative schemes): “ Invocation of the Beloved ”, “ Enamored of God ”, “ Invocation of Laylâ ”, “ Faithfuls of Love ”, “ The Annunciation to Mary ”. These works were presented in international festivals and program schedules in the Arab world (Beiteddine, Cairo Opera...), in Europe (Ravenna Festival, Festival de l’Imaginaire at the Maison des Cultures du Monde in Paris, Ancient Music Festival in Utrecht, Berlin Traditional Music Festival...) and across the Atlantic (Georgetown University). The main part of these works has already been published as part of the Maqâm Collection.  Télérama and Le Monde de la Musique have regularly prized these CDs and the Avidi Lumi magazine of the Opera of Palermo has co-published with Byblos Records an anthology CD “ The Sufi Oratorio According to Nidaa Abou Mrad ” for its first issue in the year 2000. On the other hand, Nidaa Abou Mrad presides the Fondation pour la musique classique arabe (Foundation for Classical Arab Music). The Ensemble of Classical Arab Music and the Festival of Maqâm Music (Lebanon) have been organized within the framework of this foundation.